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«Pourquoi suis-je suicidaire?»

Au plan mondial, il y a près de 1 million de suicides chaque année, soit un suicide à chaque 40 secondes, et on estime généralement qu’il y a entre 25 et 30 tentatives de suicide pour chaque suicide réussi. Et maintenant, pour chaque tentative, combien de personnes y ont-ils pensé?

Vraisemblablement des centaines de millions.

La vraie question serait: quelle proportion de gens n’y ont-ils jamais pensé?

Mais comment arrive-t–on à envisager le suicide?

Le texte suivant amène quelques pistes d’explications à la lumière de plusieurs études et témoignages. Chaque histoire est unique, bien entendu, mais on trouve des dénominateurs communs.

Symptômes

La personne suicidaire peut ressentir beaucoup d’émotions différentes:

  • manque de sommeil
  • moins d’appétit, ou davantage
  • aucune envie de s’occuper de soi
  • envie d’éviter les autres
  • faible estime de soi
  • envie de se faire du mal
  • désespoir
  • impression qu’il n’y a pas de bonne raison de vivre
  • envie de pleurer
  • détresse
  • sentiment d’être inutile, indésirable
  • impression d’une douleur qui ne partira jamais
  • engourdissement, sentiment de vide

Les sentiment d’exclusion, de solitude, de honte ou de rejet s’avèrent souvent très élevés. Une idée, cependant, devient de plus en plus présente et amène avec elle un cortège d’émotions et de pensées négatives.

« Le monde serait mieux sans moi »

Ne plus avoir de place dans la société et dans l’univers

Le suicidaire ne se sent plus dans le monde mais en marge de celui-ci. Ce n’est pas un hasard si le suicide se rencontre davantage dans les groupes marginalisés tels que les membres des Premières Nations, les adolescents, les minorités visibles, les prisonniers, les LGBTQ+, les gens aux prises avec des troubles de santé mentale ou qui manifestent des comportements socialement condamnés. Autres marginaux, mais beaucoup moins visibles, les dépressifs (diagnostiqués ou non) figurent en haut de la liste des personnes à risque de suicide.

N’oublions pas les gens «normaux», qui ont l’air épanouis et bien dans leur peau . Ceux dont on dit, après coup, qu’ils «avaient tout pour être heureux». Ces êtres qui portent en eux un malaise d’autant plus dangereux qu’il est profondément secret.

On peut se sentir inutile ou désespéré depuis un certain temps, parfois sans savoir pourquoi. D’autres fois, des facteurs sont clairement identifiables. On trouverait dans 60% des cas la combinaison de ces trois éléments:

1. un événement précipitant;

2. un état affectif intense autre que la dépression (dans l’ordre décroissant, les états affectifs les plus fréquents sont : le désespoir, la rage, l’anxiété, le sentiment d’abandon, le dégoût de soi, la culpabilité, la solitude et l’humiliation) ;

3. un pattern comportemental scindé en trois modalités : communication ou action préparant le suicide, dégradation des relations sociales et perte de contrôle, hausse de la fréquence d’une prise de substance.

Jérémie Vandevoorde[1]

Prédisposition au suicide?

Peut-on être prédisposé au suicide?

Diverses études identifient plusieurs conditions physiques ou psychologiques qui augmentent le risque de pensées suicidaires:

  • facteurs génétiques (défaillance de la régulation de la sérotonine ou du cortisol)
  • passé difficile: abus, enfance difficile, traumatismes, lacunes affectives
  • dépression
  • médicaments, tels que certains antidépresseurs
  • manque de sommeil
  • alcool et autres drogues

«Les troubles liés à l’usage de l’alcool et d’autres substances sont présents dans 25 à 50 % de tous les cas de suicide»

Organisation Mondiale de la Santé[2]

L’alcool et les idées suicidaires ne semblent pas faire bon ménage.

Le fait d’avoir déjà eu une période suicidaire, ou d’avoir fait une tentative, augmente sensiblement le risque. Une sorte de raccourci mental semble alors exister entre la douleur et une solution radicale.

Facteurs contextuels: qu’est-il arrivé dernièrement?

La plupart des suicidaires ont connu un événement négatif dans les mois précédents la crise suicidaire.[3]. On trouve par exemple ces événements familiaux parmi les plus importants:

  • conflits
  • séparation
  • mort d’un proche
  • abus ou violence

Ou d’autres événements liés plus globalement à sa place dans la société et dans le monde:

  • perte d’emploi
  • difficultés financières
  • rejet, menaces
  • maladie

Influences négatives du métabolisme sur l’humeur

Beaucoup de dérèglement physiques peuvent prédisposer aux envies suicidaires. Notre cerveau n’est pas un ordinateur mais existe dans un corps complexe régulé par beaucoup de substances dont les fluctuations ont des impacts sur les humeurs, les émotions et la vision du monde. Quelques gouttes d’hormone ou de neurotransmetteur de plus ou de moins feront la différence entre l’euphorie et le plus terrifiant des désespoirs. La douleur mentale, par exemple, dépend entre autres facteurs de la chimie du cerveau. Personne n’a le contrôle total sur la pharmacie interne de notre corps qui régule plus ou moins bien ce que l’on ressent, ce que l’on pense… et ce qu’on a envie de faire.

Il existe une corrélation extrêmement forte entre le suicide et l’alcool, ainsi qu’entre le suicide et la dépression. La relation entre les dérèglement de la sérotonine (qu’on trouve à la fois dans la dépression et comme conséquence de l’abus d’alcool) et les risques suicidaires a été prouvée scientifiquement. La fatigue peut aussi jouer un rôle mortel.

Par ailleurs, les troubles de l’humeur et de la personnalité, avec le tourbillon d’émotions incontrôlable qu’ils provoquent, décuplent le risque de suicide d’une portion importante de la population.

«Les modifications du système de neurotransmetteurs et l’hyperactivité du système de réponse au stress sont perçues comme étant liées au comportement suicidaire et sont une cible importante des approches thérapeutiques adoptées.» [4]

On a même identifié beaucoup d’altérations dans les cerveaux des suicidés.

Schéma d’une théorie sur les interactions entre les parties du cerveau affectées chez les suicidaires, le tout en deux systèmes inter-reliés. En vert, les régions du cerveau altérées entraineraient une perte de contrôle cognitif des émotions et du comportement, ainsi qu’une rigidité cognitive, hypothéquant le jugement décisionnel. En bleu, les émotions positives réduites ou annihilées au profit d’émotions négatives amenant des ruminations, une vision négative de soi-même, et une incapacité à espérer l’avenir. «Les altérations observées peuvent amener à des facteurs de risque tels que: dépression, anxiété, rumination, culpabilité, baisse d’estime de soi, impuissance, anhédonie, et désespoir.»[5]

Facteurs psychopathologiques

Les suicidaires sont-ils nécessairement des «malades mentaux»? On pourrait penser que le geste suicidaire amène les psychologues et psychiatres à poser des étiquettes sur ce geste radical afin de le rendre plus compréhensible, de l’expliquer. Les absents ont toujours torts et les suicidés pourront difficilement les contredire. On affirme un peu partout qu’entre 90% et 100% des suicidaires auraient un ou plusieurs «trouble(s)».

Les troubles psychiques augmenteraient le risque suicidaire de 20… à 120 fois.

Les troubles de l’humeur, tels que la dépression et la bipolarité, figurent parmi ceux qu’on rencontreraient le plus souvent dans les suicides. Ils multiplieraient par 20 le risque de suicide.[6]

Selon une étude, «entre 40 % et 70 % des suicidés [auraient] un trouble de la personnalité». Parmi les troubles de la personnalité, il y aurait des «risques plus élevés pour les troubles borderline et antisocial»[7]

Ajoutons les troubles anxieux, le stress post-traumatique, ainsi que les troubles liés à l’utilisation d’alcool et d’autres drogues.

Un auteur se permet cependant de critiquer un association trop étroite entre suicide et maladie mentale:

«la maladie mentale comme explication fourre-tout a ses limites. Le chiffre souvent cité des 90% de suicides attribuables à une maladie mentale est en réalité douteux: il est principalement tiré d’analyses post-mortem (des «autopsies psychologiques») où le biais rétrospectif fonctionne à plein régime. Lorsque des médecins ont à se prononcer sur les dossiers médicaux de personnes suicidées sans savoir qu’elles ont mis fin à leurs jours, un diagnostic de maladie mentale est bien moins fréquent.»

Jesse Bering, Souhaiter mourir ne relève pas nécessairement de la maladie mentale

On notera cependant que les troubles cités plus haut impliquent presque tous de la douleur émotive:

  • soit une instabilité émotionnelle
  • soit des émotions négatives très intenses et/ou durables.

Fuir une souffrance trop forte

Le fondateur de la suicidologie, Edwin Shneidman, a inventé le terme «psymal» (traduction du néologisme anglais psyache) pour parler de la douleur mentale à l’origine du mal suicidaire. Sheidman dira que le suicidaire veut «arrêter définitivement l’expérience consciente d’une insupportable souffrance»

L’action dont le suicide est la métaphore commune est la fuite ou la désertion. C’est l’intention qu’a une personne de quitter une région, souvent de détresse. Elle est apparente dans des notes de suicide : «Donc, je m’’en sors en me supprimant», «Enfin, maintenant, je suis libéré de la torture mentale». Le suicide est la désertion ultime à côté de laquelle toutes les autres – faire une fugue, quitter son travail, déserter une armée, abandonner un conjoint – font pâle figure.

Edwin Sheindman[8]

Selon la théorie de la fuite de Roy Baumeister [9], les gens n’auraient plus envie de se suicider s’ils pouvaient réaliser un de ces trois souhaits:

  • être quelqu’un d’autre
  • être ailleurs
  • ne plus être tourmentés

Des sentiments insupportables d’échec, de honte, d’auto-aversion, de dégoût de soi-même, souvent liés à un état dépressif, enveniment rapidement toute expérience négative et donnent envie de fuir. Dans cette perspective, la mort devient une fuite ultime.

On pense au suicide parce que… on pense au suicide

L’idée suicidaire peut agir à la façon d’un virus. Du moment qu’elle a infectée son hôte, elle utilise ses ressources internes pour prendre de l’importance et utiliser son énergie afin de se renforcer. Des personnes se trouvent alors contaminée par l’obsession suicidaire, qui les fait souffrir. Cette souffrance leur donne envie de fuir… et le suicide apparaît alors tout naturellement comme un moyen de fuite envisageable.

Pour Ariel, Béatrice ou Castro – ainsi que pour tous les autres – l’idée du suicide avait acquis une logique inexorable, puisant en elle-même son énergie. Le suicide devient la solution – la réponse apparemment unique à une véritable énigme : comment m’en sortir ? Que faire ? L’objectif du suicide est de résoudre une difficulté, de trouver une solution à un problème qui génère une souffrance intense.[10]

«Combien de temps vais-je me sentir si mal?»

La majorité des gens ayant eu des idées suicidaires finissent par avoir une vie épanouie, même s’ils croyaient plus au bonheur . Plus encore, la grande majorité des rescapés de tentatives de suicide ne récidivent pas; leur souffrance est passée.

L’important est donc de se protéger contre la crise suicidaire.

Notes

Notes
1 Jérémie Vandevoorde, Psychopathologie du suicide, Dunod, 2013, p.39
2 Prévention du suicide -l’état d’urgence mondial, Organisation Mondiale de la Santé, 2014
3 Jérémie Vandevoorde, Psychopathologie du suicide, Dunod, 2013, p.24-26
4 Gustavo Turecki, et Al. , Suicide : Facteurs de risque et prévention, Agence de Santé Publique du Canada, 2012
5 Schmaal et Al, Imaging suicidal thoughts and behaviors: a comprehensive review of 2 decades of neuroimaging studies, Molecular Psychiatry
6 Jérémie Vandevoorde, Psychopathologie du suicide, Dunod, 2013, p.19
7 Jérémie Vandevoorde, Psychopathologie du suicide, Dunod, 2013, p. 19
8 Edwin S. Scheindman, Le tempérament suicidaire. Risques, souffrances et thérapies, De Boeck & Belin, 1999, p. 125
9 Baumeister, R. F. (1990). Suicide as escape from the self. Psychological Review, 97, 90-113.
10 Edvin S. Scheindman, Le tempérament suicidaire. Risques, souffrances et thérapies, De Boeck & Belin, 1999p.124